L’adolescence est une étape sensible du développement de la personnalité dont les enjeux peuvent être déterminants pour l’avenir. Période sensible parce que l’adolescent est rendu vulnérable par les effets physiques et psychiques de la puberté qui sexualisent et rendent conflictuels les liens avec son entourage et plus particulièrement ses parents. Il est obligé de trouver de nouvelles distances relationnelles et perd le cocon de l’enfance et pour une part l’appui naturel qu’il pouvait chercher et trouver facilement auprès des adultes. Poussé ainsi à établir de nouvelles distances affectives et à cheminer vers plus d’autonomie, il est tout naturellement conduit à s’interroger sur la solidité de ses acquis et de ses capacités.
Mais ce qui fait la vulnérabilité de l’adolescent peut être aussi sa chance. Cette fragilisation apportée par la puberté le contraint au changement et l’ouvre à l’influence des autres avec ses risques, mais aussi ses avantages. La prise de distance du milieu familial peut aider à rompre l’enfermement d’une enfance difficile et offrir d’autres alternatives que la fatalité de la répétition.
C’est dire l’importance des rencontres et des réponses offertes par les adultes aux adolescents à cette période carrefour entre l’enfance et l’âge adulte, entre l’individu et sa famille, entre celle-ci et la société. Chacun des protagonistes a des effets de résonance sur les autres en une continuelle interaction. L’ouverture au tiers, aux médiations, à la différence vécue dans la complémentarité peuvent aider l’adolescent à sortir des confrontations où la différence ne peut se vivre que dans le conflit de pouvoir et l’exclusion.
L’évolution de la société actuelle favorise la liberté et la réussite individuelles. Elle génère moins d’interdits mais sollicite plus l’adolescent au niveau de ses capacités, d’autant que les exigences de réussite se sont accrues, faisant d’autant plus ressortir les besoins de dépendance. Il n’apparaît pas étonnant dans ces conditions que les conduites addictives au sens large (toxicomanie, bien sûr, mais aussi anorexie/ boulimie, achats pathologiques, kleptomanie, alcoolisme, tentatives de suicide à répétition...) deviennent un mode privilégié d’expression des difficultés des jeunes. Ces comportements interrogent particulièrement les adultes dans leurs capacités à préserver ce lien dont les adolescents on un besoin tel qu’ils ne peuvent le tolérer et le mettent sans cesse à l’épreuve. C’est aux adultes à chercher les aménagements de la relation qui rendent celle-ci tolérable et utilisable par les jeunes. La diversité de nos approches peut faciliter la réponse et être une richesse si elle ne se fait pas dans l’incohérence et s’appuie sur un minimum de compréhension commune des enjeux de cet âge.
Il nous faut revenir pour comprendre les enjeux de l’adolescence et des réponses proposées par les adultes aux caractéristiques de cet âge. La première d’entre elles, c’est bien sûr le fait d’accéder à un corps mature, avec la possibilité de réalisation pulsionnelle. Ce changement a un effet notable sur l’aménagement des relations externes et oblige l’adolescent à une prise de distance physique avec les parents. Il y a nécessité d’un travail sur l’espace familial avec un mouvement naturel de prise de distance. Celle-ci est souvent agie physiquement par les adolescents, mais se traduit aussi psychiquement par les formations réactionnelles de dégoût et de gêne. C’est la sexualisation des liens et la perception par l’adolescent de cette sexualisation qui le contraignent à cette prise de distance, qui se fera d’autant moins par des moyens physiques qu’il aura à sa disposition un appareil psychique plus efficace. Mais qui dit distanciation dit interrogation sur ce que l’on a à l’intérieur de soi, c’est-à-dire sur les assises narcissiques. Ce qui paraît spécifique de l’adolescence, c’est cette conjonction du registre du sexuel qui oblige à un travail sur la distance aux objets de la réalité externe et de ce qui est de l’ordre de l’interrogation sur la qualité des intériorisations et des bases narcissiques. On ne peut pas parler de l’un sans référence à l’autre. Chacun mobilise l’autre, au point que plus l’adolescent est confronté à des failles narcissiques, plus il est contraint de prendre une distance par rapport aux personnes investies et plus il perçoit ses «désirs» comme une dépendance à celles-ci qui le confronte à un vécu de passivation difficile à tolérer.
Ainsi, l’adolescence est par excellence cette période de la vie au cours de laquelle les deux axes développementaux centraux de la personnalité, l’axe objectal et l’axe narcissique, sont susceptibles d’être vécus par l’adolescent comme antagonistes. C’est ce contexte qui est susceptible de faire émerger une véritable situation paradoxale pour l’adolescent où c’est son appétence objectale qui fait peser une menace sur son narcissisme et son autonomie, avec cette particularité que plus son narcissisme est défaillant (et on retrouve là le rôle possible de la perte de l’appui narcissique offert par les parents), plus le besoin objectal se fait sentir notamment dans sa dimension identificatoire et plus l’objet est perçu comme potentiellement aliénant et menaçant.
Cet enjeu narcissique de l’adolescence, du fait même des remaniements objectaux imposés par la puberté, est à la fois fonction de l’organisation de la personnalité, telle que l’histoire l’a forgée, mais tout autant du contexte environnemental de l’adolescent, de la capacité de son entourage et des circonstances à lui fournir les apports narcissiques supplétifs dont il peut avoir besoin. C’est cette importance dévolue à la réalité externe, de par la spécificité des remaniements propres à l’adolescence, dans l’équilibre de l’économie psychique des adolescents, qui justifie une évaluation attentive du poids tenu par les objets externes dans l’équilibre et la qualité du fonctionnement des instances psychiques et des différentes topiques. Cette situation peut conduire à un véritable paradoxe perçu par l’adolescent comme une menace narcissique sur son autonomie, voire son identité, liée à l’intensité même de son désir et de ses attentes à l’égard des objets. Il y a là quelque chose d’insoluble, d’impensable, de l’ordre du paradoxe, c’est-à-dire de la fausse contradiction car les termes de celle-ci n’appartiennent pas en fait au même niveau de logique. Les adultes savent que c’est en acceptant de se nourrir de l’objet que l’adolescent en aura moins besoin. Mais ce qu’il vit, lui, c’est que son besoin de l’objet est une menace. C’est à mes yeux un des facteurs déterminants d’un déclenchement des défenses par l’agir par lesquelles le sujet tente de contrôler par l’acte et par une maîtrise de l’espace ce qu’il ne peut pas élaborer psychiquement.
La qualité des assises narcissiques d’un côté, le degré de différenciation de l’appareil psychique et des instances de l’autre sont un facteur de sécurité pour l’adolescent et le prémunissent contre les risques liées à l’investissement de désir. Mais cette différenciation est souvent mise à mal au moment de l’adolescence par les mouvements régressifs et on passe très facilement de ces relations différenciées des relations archaïques, qui se caractérisent par le fait que le désir, son objet et le Moi se confondent . Cette perte de différenciation fait que désirer l’objet c’est se sentir menacé par lui. Le plaisir à désirer se transforme en la crainte du pouvoir donné à l’objet sur soi. Cette problématique parcourt l’adolescence, même si évidemment elle acquiert une acuité particulière dans les états-limites ou à plus forte raison dans la psychose. Confronté au mouvement régressif de dédifférenciation des objets psychiques et des instances, l’adolescent cherche à se raccrocher à la réalité externe. Au lieu d’avoir cet espace de jeu intérieur entre des imagos différenciées, il est pris dans une relation massive, excitante et indifférenciée. L’objet externe est d’autant plus dangereux qu’il peut difficilement s’en passer parce que le repli sur ses objets internes est déjà une source d’excitation insupportable.
Cette exacerbation de la quête objectale par la fragilité narcissique est particulièrement bien illustrée à cet âge par l’émergence de ces œdipes flamboyants, surtout chez les adolescentes, dont l’éclat même traduit le pouvoir attractif de l’objet, quasi hypnotique dans certains cas, et corrélativement la faiblesse des assises narcissiques et les défaillances des liens primaires à la mère. Il est plus facile pour les filles de chercher une issue à cette situation dans l’Œdipe positif. Le changement d’objet de la mère au père permet d’ignorer ce que l’intensité du lien au second doit aux difficultés avec la première. Une situation équivalente avec le garçon se traduira plutôt par exemple par une inhibition massive, des défenses schizoïdes, ou une fuite dans l’Œdipe négatif. La paresse en est également une modalité d’expression fréquente, ainsi que toutes ces conduites que l’on peut qualifier de passivité active si fréquente chez nombre d’adolescents. Elle est caractéristique des garçons, surtout en début de puberté, restés très proches affectivement d’une mère sur laquelle s’étaye massivement leur narcissisme. Dépendance toujours sous- tendue par une ambivalence importante, de part et d’autre, en tout cas expression d’une insécurité interne et d’une mauvaise estime d’eux-mêmes. La puberté apporte une coloration incestuelle, à cette dépendance affective et narcissique. Celle- ci rend d’autant plus nécessaire une prise de distance qui ne peut se faire sur un mode positif du fait de la faiblesse narcissique de l’adolescent et de sa recherche d’un appui extérieur. Le compromis sinon idéal, du moins le plus efficace, est l’abandon des investissements antérieurs, notamment scolaires, souvent très investis par la mère. L’adolescent se traîne toute la journée, colle à son lit ou à la télévision qui en est le prolongement, substitut du lien infantile à la mère. Son attitude lui attire l’attention particulière de sa mère mais sur le mode du reproche et non du plaisir partagé. Il méconnaît le plaisir pris à cette attention et se différencie de sa mère en persistant dans son attitude activement passive. L’attitude compréhensive de la mère, le dialogue ininterrompu, ne peut le plus souvent qu’aggraver les choses, réalisant même quelque chose d’équivalent à cet inceste entre appareils psychiques Réaction thérapeutique négative que l’on retrouve d’ailleurs habituellement dans ces psychothérapies.
A l’inverse, poser un acte séparateur qui mette les parents à distance libère souvent les potentialités de l’adolescent si la séparation intervient suffisamment tôt avant que le processus ne soit déjà très engagé et n’ait eu des effets de dévalorisation trop importants. Il ne faut pas oublier en effet que des liens trop ambivalents et trop incestuels avec les objets d’attachement rendent très difficile la possibilité de montrer devant eux ce qu’on a reçu de ces objets et d’en tirer valeur et plaisir. L’expérience montre aisément qu’il est plus facile pour un adolescent de montrer aux parents de ses amis ses qualités et la bonne éducation reçue de ses parents qu’à ceux- ci. La séparation prescrite telle qu’en internat autorise par contre à la fois l’expression d’une colère contre les parents, libérant l’ambivalence, et la possibilité de ressentir comme siennes les activités et les connaissances acquises, libérées de la contamination affective des parents, quand elles s’opèrent à l’abri de leurs regards. On sait combien les petits enfants notamment ont besoin de ne rien dire à leurs parents de ce qu’ils font à l’école; et a contrario combien il est hasardeux et dangereux pour l’avenir qu’un enfant en difficulté scolaire se fasse trop aider par un parent.
Ce qui va faire tiers, et va avoir une fonction différenciatrice, quand on est dans ces relations de dépendance narcissique excessive, ce sont deux grandes modalités comportementales: les conduites d’opposition et les plaintes corporelles. L’enfant devient capricieux, ce qui peut générer par la suite des conduites d’opposition. Il lui faut trouver un point qui le différencie et cela peut aller jusqu’aux troubles du comportement et aux conduites d’addiction, qui ont cette fonction profondément différenciatrice d’échapper au pouvoir parental. Tout ce qui est de l’ordre autodestructeur échappe de fait à cette complicité narcissique avec les parents, telles que les attaques contre le corps, et les plaintes corporelles. Tout ce qui s’inscrit dans une dimension d’insatisfaction, d’échec et de souffrance, notamment du corps, vient s’interposer entre l’enfant et son environnement.
Cette relation d’empiètement réciproque et cette dépendance narcissique entre les parents et les enfants vont faire que, de plus en plus, la souffrance et les difficultés des enfants et des adolescents vont se traduire par des troubles du comportement. C’est par l’agir que ces enfants vont s’exprimer, l’agir pouvant prendre la forme de l’inhibition, des difficultés scolaires, des troubles du comportement, etc. Ils y trouvent un moyen qui leur permet d’affirmer leur différence, et d’asseoir leur identité au travers de ces voies de différenciation privilégiées que deviennent alors le dysfonctionnement corporel ou les conduites d’opposition. Ce qui fait que, là encore, la demande des enfants et des adolescents se fait rarement à un niveau personnel, mais va passer par les parents. C’est au travers de leur dysfonctionnement que s’exprime une vraie demande en un mouvement de retour à l’envoyeur. Ces difficultés de différenciation vont faire que l’enfant qui se différencie en s’opposant ne va pas pouvoir en même temps dire «je demande qu’on m’aide» puisque son opposition c’est ce qui lui permet d’échapper à l’emprise parentale. Il se crée une circularité des relations narcissiques, c’est-à-dire que ce sont les parents qui vont être porteurs d’une demande à partir des difficultés de leurs enfants ou de leurs adolescents en un mode de fonctionnement qui donne naissance à une autre dépendance narcissique.
Tout ceci contribue à créer des relations d’empiètement réciproque, en patchwork avec des organisations structurales qui sont très difficiles à définir. D’où l’inflation diagnostique des états-limites et des problématiques narcissiques qui traduisent bien une réalité clinique mais ne veulent plus dire grand-chose tant sont différentes les potentialités d’évolution et les réponses aux traitements. Dans un bon nombre de ces cas, au moins jusqu’à l’adolescence, la potentialité névrotique avec ce qu’elle comporte de différenciation dans la référence aux imagos est là, présente, mais elle ne peut pas jouer son rôle structurant et fonctionnel, du fait de cette relation à dominante narcissique entre les parents et leurs enfants, et de cet affaiblissement des processus différenciateurs et de limite. Mais dès que l’on arrive à structurer un traitement, à cadrer la famille et à permettre une psychothérapie individuelle, dans beaucoup de cas on voit la problématique névrotique se développer d’une manière très classique avec des imagos parentales bien différenciées, et l’enfant ou l’adolescent continuer son processus d’identification et différenciateur d’une manière assez satisfaisante. L’intervention au niveau de la réalité des parents est souvent un temps essentiel qui permet l’instauration de limites différenciatrices et un désenchevêtrement des problématiques narcissiques. Celles-ci rendent le travail de parole, le travail interprétatif relativement inefficace. Autant on peut travailler sur la culpabilité, dans les thérapies individuelles chez des sujets avec des références imagoïques disponibles, relativement différenciées, autant dans ces liens de complicité il est très difficile d’intervenir si on ne mobilise pas dans la réalité externe les parents. Il y a nécessité pour ces enfants que le travail de différenciation soit fait en présence de l’ensemble des intéressés et qu’il y ait un travail commun, en l’absence duquel le travail qu’ils font est immédiatement annulé par les réactions parentales qu’ils cherchent eux-mêmes à susciter. Il y a en plus une espèce de rivalité entre les parents et les enfants, qui fait que les parents sont eux-mêmes en quête de repères pour se retrouver et se différencier, et qu’il est très difficile de faire évoluer leurs enfants ou leurs adolescents indépendamment d’une action sur eux parce qu’ils ne comprennent pas et vont aller à l’encontre de nos processus d’intervention.
D’une manière générale ce que l’on vit, à cet âge-là tout particulièrement, n’est pas neutre. C’est le cas des rencontres, des expériences amoureuses. Le fait qu’elles se passent sur un mode ou sur un autre, qu’il y ait une liaison homosexuelle ou pas, n’est pas indifférent pour l’avenir et peut jouer un rôle déterminant. Donc, plus un adolescent est dans une situation de fragilité interne, plus les rencontres qu’il va faire sont susceptibles de l’organiser selon des modalités sensiblement différentes. Tout comme l’inné ne se déploie qu’en fonction de la rencontre avec le contexte conjoncturel, la réalité interne s’organise en fonction des rencontres et des effets de résonance avec la réalité externe.
Le fait de proposer une relation transférentielle à l’adolescent n’est pas neutre et son importance nous oblige à une certaine prudence. Si on perçoit cette fragilité des assises narcissiques et des différenciations intrapsychiques il va falloir, si on amorce un travail, le faire dans des conditions où on ménage les défenses et où on cherche à éviter à l’adolescent ce mouvement régressif caractéristique de la cure.
En effet, nous le savons, le seul véritable moteur de la psychothérapie c’est le transfert. Or son établissement comme son maniement demeurent aléatoires et font largement appel à des facteurs éloignés de la technique, même si celle-ci peut avoir sa part. Ces facteurs sont de l’ordre de l’imprévisible car ils tiennent à des données liées à l’histoire du sujet, mais aussi à la personnalité du thérapeute et à tout ce que la rencontre avec le patient suscite d’émergences contre-transférentielles. Cette rencontre peut et doit être cadrée par les références techniques, mais est animée par tout autre chose, par la mobilisation des investissements, qui seule lui confère son caractère vivant et son pouvoir d’induire des changements. Pour que ce soit possible, et peut- être plus particulièrement avec les adolescents, il faut savoir surprendre et se surprendre.
C’est d’ailleurs probablement un des modes d’action essentiels de l’interprétation. Cet effet de surprise ne doit pas être trop brutal pour ne pas paraître trop étranger au Moi et le sidérer, mais être suffisamment mobilisateur pour qu’il y ait une prime de plaisir à la découverte. C’est par ce plaisir probablement qu’une activité de liaison peut s’opérer qui est quand même le but essentiel de l’interprétation. Seulement ce plaisir est et reste toujours soumis à une marge d’imprévisibilité. Il est le fruit de ces moments heureux qui génèrent la bonne intervention, parce qu’on est suffisamment à l’unisson du patient sans qu’on puisse vraiment le codifier. Il me semble qu’en raison même de ce qui est si spécifique à la psychanalyse, c’est-à-dire ce travail sur le transfert, on ne peut pas présenter la psychanalyse comme une technique parmi d’autres. C’est un engagement pour une aventure. Peut- on vraiment proposer cette aventure en toute bonne conscience à un adolescent? Sait-il vraiment à quoi il s’engage? L’adulte qui entame une cure a un ancrage dans la réalité suffisamment solide, que ne me semble pas avoir l’adolescent en général.
Il faut, pour que cette aventure soit possible, quelque chose de l’ordre d’une croyance partagée quant aux pouvoirs de la démarche analytique, c’est-à-dire au fond quant à l’investissement commun du travail psychique et au pouvoir de transformation qui lui est attribué. Je pense qu’une grande partie de cette croyance n’est jamais analysée. Elle est trop implicite et partagée par l’analyste et c’est probablement d’ailleurs nécessaire. Ce fond commun renvoie à quelque chose d’analogue aux identifications primaires, quelque chose de l’ordre, sur le plan en tout cas de l’économie psychique, de l’aire d’illusion , où ce qui appartient à l’analyste et ce qui appartient au patient est indécidable. Comme le tissu conjonctif soutient silencieusement les organes, cette croyance soutient le travail analytique et demeurera pour partie probablement non analysée, quitte à ce que par la suite très progressivement cette croyance se défasse, au moins en partie. Il me semble que ce problème du partage d’une croyance commune est un des grands problèmes de la psychanalyse à l’heure actuelle, du fait même de sa diffusion. On en sait trop sur elle. Elle est devenue trop assimilée au monde adulte, au monde des gens rangés et sérieux du savoir autorisé. Elle n’est plus tant un véhicule d’aventure qu’un instrument de pouvoir. Il me semble que cela alimente les réactions thérapeutiques négatives, maladie actuelle de la psychanalyse. Comme si justement en en sachant trop on ne pouvait plus s’abandonner à une croyance commune et au partage d’un implicite commun induisant une lutte des narcissismes au lieu d’un partage de cet implicite commun.
Ce problème de la croyance est central à l’adolescence. Ce n’est pas évident à cet âge de se retrouver avec un adulte dans une relation psychanalytique, que ce soit une psychanalyse classique ou une psychothérapie. Nous sommes tellement imprégnés de notre technicité, que nous oublions chaque fois ce que cela peut avoir de tout à fait étonnant et même invraisemblable pour un adolescent de pouvoir se retrouver dans ce type de relation avec un adulte.
Il me semble qu’il est difficile de proposer à un adolescent une psychothérapie sur un mode très technique du style «vous avez besoin de cette thérapie». Il y manquerait quelque chose de l’ordre de l’ engagement, mais attendre qu’il s’engage vraiment dans cette expérience de croyance partagée est aléatoire, plein d’ambigüités et de risques de séduction, et demande pour le moins un temps de préparation.
On comprend comment dans ce contexte le thérapeute a potentiellement un rôle traumatique. Du seul fait qu’il s’offre comme objet d’investissement, il comporte un risque de séduction susceptible d’être vécu comme une menace d’effraction pour le narcissisme et générer cet antagonisme dont je parlais tout à l’heure, entre l’appétence pour l’objet et la menace qu’elle fait peser sur le narcissisme et l’autonomie. Bien que largement inconsciente, cette problématique se déploie elle aussi dans ce jeu entre le monde interne des représentations et celui externe des perceptions. Ce dernier sert à la fois de contre-investissements des représentations inconscientes ou préconscientes angoissantes et de mode indirect de figuration de celles-ci. De ce fait la réalité perceptive du thérapeute, c’est-à-dire au premier chef son sexe, mais aussi son âge et son apparence en général avec ce qu’elle éveille de résonances chez l’adolescent, n’est pas indifférente. Elle conditionne souvent l’établissement du transfert et son caractère plus ou moins excitant, c’est-à-dire sa tolérance.
Le thérapeute est ainsi placé d’emblée dans une position de séduction potentielle. Il est susceptible d’activer l’effet d’après-coup, c’est-à-dire de sexualiser les attentes et les traumatismes infantiles, par l’excitation qu’il éveille. Cela rend compte de la difficulté du maniement de la relation psychothérapeutique avec les adolescents et du risque d’être entraîné dans une relation totalitaire où la massivité de l’investissement s’opère au détriment de son caractère différencié. Je me demande également si le cadre lui-même n’est pas créateur d’une partie de la réponse de l’adolescent. C’est-à-dire que si l’on plonge l’adolescent dans une relation trop proche, trop excitante, ce que l’on va voir c’est ce mouvement d’indifférenciation et c’est la massivité de l’investissement.
Quelles sont ces principales modalités défensives et leur fondement économique? Nous n’envisagerons ici que les plus illustratives de notre démarche: une série de défenses que l’on peut regrouper sous l’appellation de résistances par le transfert et le domaine des agirs si caractéristiques à cet âge.
La défense par le transfert est d’autant plus facile pour l’adolescent que l’intensité de son attente à l’égard des adultes le pousse volontiers à investir massivement et de façon indifférenciée toute personne qui lui offre une telle écoute et une telle disponibilité. Il est alors bien difficile, tant au thérapeute qu’à l’adolescent, de faire la part de ce qui revient à l’actualisation d’un lien ancien et au transfert proprement dit et à l’actualité de cet investissement. L’ampleur de l’engagement narcissique provoqué par cette rencontre tant attendue efface toute temporalité et toute possibilité de remémoration et empêche d’y reconnaître les retrouvailles avec l’objet perdu de l’enfance.
Ce surinvestissement de la personne du thérapeute dans sa réalité matérielle actuelle peut prendre un caractère passionnel. Il témoigne par son intensité de l’importance de l’idéalisation et des contre-investissements d’une réalité interne dominée par les expériences traumatiques antérieures et les risques de déliaison pulsionnelle. C’est la fragilité narcissique qui commande cet usage du thérapeute à des fins narcissiques.
Les défenses par l’agir sont particulièrement fréquentes à cet âge. Au-delà de leur diversité et de leurs particularités propres, elle ont en commun un recours préférentiel à la maîtrise par l’acte et une méconnaissance par l’intéressé de leur lien avec l’investissement transférentiel. Ce peut être la rupture pure et simple de la thérapie, sous des prétextes divers, souvent appuyés sur des éléments de réalité, et le plus souvent avec la complicité au moins passive des parents. Plus subtilement ce peut être la multiplication des acting out en dehors de la cure, mettant en cause la capacité du thérapeute à gérer celle-ci et pouvant l’obliger à intervenir activement et à poser des limites. De tels passages à l’acte ont pour effet également de mobiliser les parents, de les amener à disqualifier le travail du thérapeute et à intervenir directement dans la cure. Mais ce type de défense prend le plus souvent la forme d’une aggravation des symptômes et des troubles du comportement, compromettant la poursuite du traitement.
L’ensemble de ces modalités défensives ont en commun un recours préférentiel aux mécanismes d’emprise au détriment de relations objectales nuancées où dominent l’investissement libidinal et les processus d’introjection. L’important est d’échapper à l’influence de l’objet et ce par des moyens divers mais qui ont en commun le même objectif. La diversité réside dans l’existence et la nature du maintien du lien à l’objet. Il peut être perdu comme dans la rupture; maintenu mais contrôlé et tenu à distance grâce au symptôme et au comportement dont la permanence et à plus forte raison l’aggravation témoignent de l’échec de l’objet et du pouvoir du sujet de se maintenir hors de son atteinte. Il peut être placé sous emprise selon des modalités qui vont de l’idéalisation, à la relation passionnelle et à la relation fétichiste.
Avec les adolescents nous sommes constamment placés à la frontière entre deux mondes. L’un est représenté par les adolescents qui ont en eux, au niveau de leur espace psychique interne, les ressources suffisantes pour gérer de façon relativement autonome leurs conflits. Ils constituent le champ privilégié des approches thérapeutiques individuelles et de la psychothérapie. L’autre est le fait de ces adolescents dont les difficultés ont essentiellement une expression comportementale, impliquant toujours l’entourage. Ils appellent au préalable l’établissement d’un cadre contenant susceptible d’apaiser leurs conflits et de leur donner sens, afin de permettre un éventuel travail psychothérapique.
L’orientation vers l’une ou l’autre de ces modalités dépend pour beaucoup de la nature des rencontres de l’adolescent avec le monde qui l’entoure et des personnes qui composent ce dernier. Ainsi, un même type d’organisation psychique est susceptible d’évoluer dans un sens valorisant pour le sujet et renforçant son estime de lui grâce à l’utilisation maximale de ses aspects positifs, le mettant en meilleure position pour assouplir ses défenses, même si, bien sûr, des difficultés peuvent survenir ultérieurement pour lui-même, ou se révéler au travers de celles de ses propres enfants. A l’opposé, l’entrée dans l’échec de ses potentialités est susceptible d’enfermer l’adolescent dans une image négative de lui- même, que la réalité vient alors lui confirmer, au risque de le laisser s’organiser sur un mode pathogène, qui devient sa seule façon de s’affirmer et d’assurer une identité qui ne trouve pas de bases positives pour s’étayer, et qui le conduit à une psychopathologie franche.
La réalité externe apparaît comme une médiation possible susceptible de renforcer ou de désorganiser les structures de l’appareil psychique. Son rôle essentiel est de rendre narcissiquement tolérables les investissements objectaux et d’éviter ainsi une confrontation brutale au paradoxe énoncé précédemment. Elle le peut de multiples façons. Les objets externes, notamment les parents, peuvent être des médiateurs des objets internes, corrigeant par leurs attitudes concrètes ce que ces derniers peuvent avoir d’effrayant et de contraignant, contribuant ainsi à nuancer et à humaniser Surmoi et Idéal du Moi. Ils peuvent également créer les conditions d’un plaisir à fonctionner et échanger qui autorise l’adolescent à réinvestir libidinalement les liens objectaux sans avoir à prendre conscience de l’importance de ces objets. On retrouve là les conditions de l’aire transitionnelle de la première enfance ou de ce que certains auteurs ont préféré appeler l’objet transformationnel , mais ces mêmes objets sont également susceptibles, grâce à leur diversité comme au rappel perceptif de la différence des sexes, de renforcer une fonction tierce vacillante et menacée par la régression et la dédifférenciation.
De ce fait le travail d’évaluation porte essentiellement sur cette articulation de l’interne et de l’externe, et sur la possibilité de penser cette articulation ainsi que la réalité externe en termes de fonctionnement psychique, de façon à rendre compte du poids de cette réalité externe dans l’économie du fonctionnement de la réalité interne. Ce qui est en jeu, ce ne sont pas tant les contenus fantasmatiques, essentiellement déterminés par le monde interne des représentations, mais plutôt la portée dans l’économie psychique de ces contenus fantasmatiques, portée qui dépend en particulier de ce jeu des investissements et des contre- investissements ainsi que des effets de résonance entre ces contenus fantasmatiques internes et cette réalité externe.
Les données de la réalité interne étant ce qu’elles sont, les processus de dégagement proviendront essentiellement de la possibilité de trouver dans la réalité externe des supports efficaces aptes à entrer dans une congruence positive avec les données internes et à les soutenir dans leur fonction narcissique comme dans leur demande objectale.
Cette approche nous paraît avoir l’intérêt de dépasser certaines oppositions entre les effets respectifs des fantasmes et de la réalité externe, ou sur le rôle à accorder au registre narcissique ou œdipien à l’adolescence. En fait, on ne peut penser les uns sans les autres et la spécificité de l’adolescence est de remettre en cause inévitablement leur articulation. C’est leur articulation dynamique qui est l’élément essentiel de l’investigation comme de la thérapeutique. Se focaliser sur l’un ou l’autre des termes sans penser leur rapport évolutif conduit à des constats justes sur le contenu, mais qui risquent de favoriser l’un des termes au détriment de l’autre.
Pour nous résumer, on pourrait dire qu’à cet âge, plus qu’à tout autre, tout objet investi est susceptible de devenir source d’excitation pour l’adolescent et de perdre de ce fait toute possibilité d’être utilisé comme appui narcissique. Souligner l’importance de la réalité externe à l’adolescence, son rôle de contrepoids d’une réalité interne qu’elle peut contribuer à orienter dans un sens ou un autre, à organiser ou à désorganiser, c’est par le fait même conférer à l’aménagement du cadre psychothérapique à cet âge une égale importance et spécificité.
Le travail thérapeutique ne peut plus se centrer sur la seule réalité interne en fonction de laquelle on interpréterait l’utilisation faite de la réalité externe. Il passe par un aménagement de celle-ci de façon à renforcer la capacité d’élaboration du Moi et secondairement la progressive reconnaissance de sa réalité interne au fur et à mesure que se reconstitue un espace interne fait de représentations redevenues accessibles aux processus secondaires. Après le détour par la réalité perceptive et l’aménagement thérapeutique de celle-ci vient le temps du réinvestissement d’un espace psychique interne redevenu fonctionnel. C’est en particulier le retissage de liens libidinaux rendus tolérables, c’est-à-dire le travail qui permet l’intériorisation, notamment en autorisant la réactivation des auto-érotismes dont la qualité de plaisir est faite de la qualité des liens objectaux qui les sous-tendent.
Ce constat nous a conduit à mettre l’accent sur l’importance des aménagements de cette réalité externe et le rôle de celle-ci comme auxiliaire de l’appareil psychique favorisant ou empêchant le jeu des investissements et des contre- investissements.
Le travail avec l’adolescent est guidé par cette nécessitépremière de lui rendre tolérable ce dont il a besoin, et dans une certaine mesure ce qu’il désire, afin que besoin ou désir ne soient pas perçus par lui-même comme un risque d’aliénation à l’objet ainsi investi. Dans cette optique, le travail sur les limites et les facteurs de différenciation est primordial et ce à tous les niveaux : différenciation entre dedans et dehors, entre les intervenants externes qui s’offrent à son investissement, mais également entre les différentes composantes et les représentations qui constituent son monde psychique interne. C’est dire que, pour nous, la diversification et la complémentarité des intervenants et des approches sont une nécessité, mais que la contrepartie en est une nécessaire cohérence dans la diversité. Cette cohérence qui a elle-même fonction de tiers et de limite, ne peut venir que d’un travail d’élaboration en commun sur l’adolescence et du partage d’une compréhension des enjeux essentiels de cet âge.
Le dilemme et la difficulté du projet thérapeutique seront de satisfaire les besoins de dépendance en tant qu’ils entravent la reprise des besoins de maturation de la personnalité sans renforcer ou créer une dépendance aux soignants par agrippement à leur réalité matérielle. Il faudra donc créer les conditions d’une relation rendue tolérable, sans susciter la mise en place de défenses anti-objectales ou de comportements de substitution marqués par la relation d’emprise.
Dans ces conditions les mesures éducatives et pédagogiques, d’ordre individuel ou institutionnel, lorsqu’elles sont nécessaires ne sont pas antagonistes de la démarche psychothérapique, mais au contraire peuvent être conçues comme son complément utile, voire indispensable, et faire partie intégrante de la même approche compréhensive et dynamique de l’adolescent. Pour ce faire, cet adulte a besoin de comprendre la valeur structurante de ces échanges et de ces activités partagées. Sinon il sera tenté de les dévaloriser et de penser qu’il ne s’est rien passé parce que rien n’a été dit. Or, c’est justement parce que rien n’a été dit que tout aura pu être gardé par l’adolescent comme son bien à lui. Si nous insistons sur ce point c’est parce qu’une certaine divulgation malencontreuse de la psychanalyse a pu faire croire que seule la parole avait valeur thérapeutique. Pour qu’elle l’ait, il faut des temps et des lieux particuliers. Employées sans cesse, la parole et la sollicitation faite à l’adolescent à s’exprimer sont ressenties comme une forme d’intrusion de l’adulte dont le caractère excitant et rapidement sexualisé réveille les conflits et entretient les défenses régressives de l’adolescent.
Ces moments et ces espaces privilégiés de rencontre avec l’adolescent sur lesquels il s’étaye pour retrouver un plaisir de fonctionnement et d’investissement nécessitent pour se produire l’établissement d’un cadre préalable. Mais c’est un vrai combat qu’il faut souvent livrer avec ce type de patient. Il importe avant tout que le thérapeute qui s’en occupe tienne le coup, résiste aux attaques, au dénigrement, ss à toute la dimension de décharge agressive qui peut exister. L’attaque de l’objet permet de s’assurer de sa permanence mais aussi de son extériorité. Il nourrit l’illusion de pouvoir se passer de l’objet, image inverse en miroir de l’illusion de l’enfant créateur de l’objet . L’objet adéquat est dans le cas de la relation masochiste celui qui perdure malgré attaques et dénigrement et permet aux bons objets internes et aux auto- érotismes de prendre le dessus sur les mauvais objets et de sauvegarder les potentialités libidinales. La confiance de l’objet dans les ressources du sujet comme sa fermeté sur le maintien des limites et des différences autorise en miroir un réinvestissement par le patient de sa confiance en lui et en l’autre. Il est important de s’attacher à percevoir le clivage qui fait cohabiter avec ce dénigrement un potentiel de transfert positif mais caché. Avec un certain nombre de patients adolescents, on sent que plus ils disent qu’on ne les intéresse pas, plus ils sont attachés. Il faut à la fois supporter les attaques, durer, et au fond être ce témoin porteur d’une part d’eux-mêmes qu’ils ne peuvent pas reconnaître, c’est-à-dire le besoin d’attachement. Il faut assurer deux choses, à la fois la continuité et la possibilité de mettre du tiers comme protection de la relation d’emprise qui guette en permanence.
Cette nécessité pour le thérapeute de témoigner de l’attachement du patient par son propre attachement à poursuivre le traitement peut tourner au rapport de force. Il est important qu’il y ait très tôt des tiers qui se mettent en place pour que justement cette massivité de l’investissement narcissique ne soit pas fixée de façon trop univoque sur une personne. Sinon on risque de voir réapparaître la conduite d’échec comme le seul moyen de tenir à distance cet objet devenu trop important.
Ceci peut nous conduire à prescrire ce qu’on pense que le patient désire. Cette secrète attente qu’on le devine est très typique de l’adolescent. Paradoxalement la prescription les soulage. Il faut qu’il y ait une contrainte extérieure pour qu’ils ne soient pas obligés de saboter tout ce qu’ils désirent. Face à leurs menaces de rupture ce peut être au thérapeute d’être pour un temps porteur de leurs demandes.
La prescription et parfois même l’imposition de ce que le sujet attend sans oser se l’avouer peut être paradoxalement quelque chose qui soulage. Le plus grand danger, c’est celui d’exprimer leur désir en tant que celui-ci leur fait sentir ce qu’ils vivent comme une forme d’emprise de l’objet du désir sur eux. C’est là où la démarche analytique classique est peut- être en porte-à-faux quand elle fait de la demande un préalable à la démarche de soin. Ces adolescents sont dans une attente perçue comme totalement aliénante.
Les adultes ont également des exigences qui apportent aux adolescents les limites dont ils ont besoin et qui les rassurent. La formulation de ces exigences permet en outre l’expression d’une conflictualité qu’il faut rendre tolérable, offre la possibilité à l’adolescent de prendre sa mesure dans l’affrontement, mais surtout contribue à protéger l’adolescent d’une prise de conscience trop brutale de ses besoins et de sa passivité. En effet, paradoxalement en apparence, avoir des exigences permet à celui qui en est l’objet de satisfaire un certain nombre de ses désirs et besoins, sans avoir à les reconnaître mais en pensant qu’il ne fait que subir une contrainte extérieure. Or, celle-ci est toujours ressentie moins péniblement que les contraintes intérieures liées aux besoins et désirs qui représentent la véritable passivité, la plus dangereuse pour l’intégrité du Moi, car ce dernier ne peut se révolter totalement contre elles, comme dans le cas des contraintes externes, puisqu’il en est le complice et qu’elles font partie de lui. Le risque n’est plus alors celui de la révolte mais celui, bien plus grave, d’un effondrement du Moi ou d’une annihilation des désirs.
Ainsi, il peut éviter un investissement trop massif et excitant; offrir un appui narcissique complémentaire moins susceptible d’être compromis et altéré dans sa fonction de soutien par la conflictualisation du lien psychothérapique et son érotisation. Il peut être consulté devant une éventualité de rupture et sa parole a moins de risque d’apparaître aussi contraignante que celle du psychothérapeute. Il peut plus aisément préconiser la poursuite du traitement sans apparaître aussi captateur et séducteur que le thérapeute chargé de la propre avidité du patient. Le psychothérapeute a, lui, en charge le monde interne de l’adolescent et exclusivement cette dimension. Il est déchargé de tout lien avec les parents, comme de toute préoccupation directe concernant le symptôme ou les traitements complémentaires à associer. Ce dispositif s’efforce de prévenir un certain nombre de difficultés fréquemment rencontrées dans le cours des psychothérapies des adolescents: ruptures prématurées de traitement, multiplication des passages à l’acte, aggravation des symptômes ou des troubles du comportement, interventions intempestives des parents, stérilisation de la thérapie et dépendance à l’égard du thérapeute... En résumé, cet aménagement du cadre autorise :
- une diffraction possible des investissements rendant le transfert plus tolérable ;
- une opportunité de dissociation entre un investissement plus narcissique, celui du référent, susceptible de servir de garant de l’étayage, et un investissement plus ouvert à la pulsionnalité et à une conflictualisation, celui du psychothérapeute ;
- une inscription dans la réalité externe d’une différenciation entre les deux thérapeutes, susceptible de soutenir une fonction tierce défaillante chez l’adolescent et d’éviter l’enfermement dans une relation duelle totalitaire et aliénante ;
- une possibilité par cette différence même que les thérapeutes puissent être utilisés comme support et extériorisation d’un fonctionnement psychique interne qui n’arrive plus jouer à son rôle.
C’est ainsi l’ensemble du dispositif de soin, du plus psychothérapeutique au plus psychiatrique, qui peut être pensé par référence au fonctionnement mental tel que la psychanalyse le conceptualise et demeure pour le moment la seule à le faire d’une façon qui prenne en compte: passé et présent, monde interne et actualité de l’interaction, représentation et affect, et qui permette de penser leur articulation. Dans cette optique, le point de mire du soin peut être vu comme la restauration de la capacité de l’appareil psychique à assurer ses fonctions de protection de l’individu, c’est-à-dire parvenir à gérer les conflits intrapsychiques et à ne pas se laisser trop entraver par les contraintes internes et externes qui pèsent sur lui de façon, qu’une partie au moins des «buts de vie» de l’individu aient quelque chance de se réaliser.
Le modèle psychanalytique du fonctionnement mental et de l’appareil psychique autorise ainsi une utilisation de l’espace externe et donc du dispositif de soin dans une perspective de restauration de la fonctionnalité de l’espace psychique interne.
Il est alors possible d’y parvenir, soit par la relation à deux si le sujet peut à la fois contenir et mobiliser suffisamment ses conflits au niveau de son espace psychique interne, soit par l’adjonction d’un cadre externe de soin, plus ou moins extensif et sophistiqué selon les cas. Il va des diverses modalités d’aménagement du cadre psychothérapique jusqu’aux prises en charge institutionnelles à temps complet en passant par les approches familiales et les différents supports thérapeutiques institutionnels à temps partiel. Les indications thérapeutiques ne sont plus posées en fonction des seuls critères symptomatiques, ou de la maladie, mais suivant le degré d’efficience de l’appareil psychique du patient et le caractère plus ou moins étayant et contenant de l’environnement.